Présentation
Paul Bigot, architecte de l’Institut d’art et d’archéologie (1925-1932), avait été premier Grand prix de Rome en 1900. Durant son séjour romain, il conçoit le projet d’une maquette de la Rome à la fin de l’antiquité, dont la réalisation et les améliorations successives l’occupèrent jusqu’à sa mort en 1942. À travers une étude détaillée des données archéologiques connues à l’époque, croisées avec un examen des sources écrites et de la Forma Urbis Romae (plan gravé sur marbre à l’époque de Septime Sévère, fin IIe-début IIIe s. ap. J.-C., publié par Rodolfo Lanciani entre 1893 et 1901), Bigot réalise une véritable œuvre d’art dont la valeur scientifique et la portée pédagogique ne peuvent être sous-estimées. Cette maquette reproduit les 3/5 de la ville de Rome au IVe s. ap. J.-C. à l’échelle 1/400e ; elle ne se limite pas à l’époque de Constantin (y figurent l’arc de Constantin et la basilique de Maxence), mais présente également des monuments bien antérieurs (comme le temple de Jupiter Capitolin construit à la fin du VIe s. av. J.-C.).
Une première version de son travail est présentée lors de l’exposition archéologique de Rome en 1911, dans une salle des Thermes de Dioclétien, puis au Salon des artistes français de 1913. La maquette y rencontre un succès considérable et est saluée tant par les savants que par la presse. Composée de modules en plâtre pourvus d’armatures de bois ou de métal, cette version est destinée à la Sorbonne. Elle n’y fut toutefois pas livrée tout de suite, la guerre interrompant les travaux de Bigot. Elle fut complétée à la fin des années 1920 grâce à un financement de la fondation Rockefeller, avant d’être installée le 3 octobre 1933 au 4e étage de l’Institut d’art et d’archéologie, dont Bigot était par ailleurs l’architecte. C’est de cet état originel qu’Elly Niki offre une description précise de l’installation, telle qu’elle l’a vue en 1933 :
« Elle mesure 11 mètres de long, ce qui représente plus de quatre kilomètres sur le terrain et 6 mètres de large, qui correspondent à deux kilomètres et demi. La surface totale est de 49 mètres carrés. Les quatre-vingt-dix morceaux dont se compose la plaquette ont été travaillés séparément, puis rassemblés méthodiquement pour former l’ensemble. […] Chaque monument est un petit chef-d’œuvre de miniature qui révèle un soin et une délicatesse de facture extrêmes. Rien n’a été négligé, jusqu’aux sculptures reconstituées des frontons minuscules des temples et de leurs colonnes, si petites soient-elles. […] On peut imaginer l’effet du soleil, alors que l’éclat des marbres et des ors se détachait des maisons jaunes et rouges et de la sombre verdure des chênes-verts, des pins, des cyprès, des lauriers ; M. Bigot, qui n’a rien négligé pour rapprocher le plus possible sa maquette de l’aspect que présentait la cité du IVe siècle, a essayé de nous donner cette illusion par des projecteurs, placés de part et d’autre du relief et munis de verres colorés en conséquence. Ainsi, grâce à ce système d’éclairage, nous pouvons voir la Rome antique à différents moments du jour ou de la nuit. »
Malheureusement, cette maquette de la ville de Rome, joyaux de l’Université de Paris, n’existe plus. Endommagée à la fin de la seconde Guerre mondiale, elle disparaît définitivement à la suite des événements de Mai 1968 : les parties qui n’avaient pas été emportées par les occupants – comme on les voit encore sur des photographies d’époque – semblent avoir fait les frais des restructurations architecturales importantes qui touchent alors l’Institut d’art et d’archéologie.
Plusieurs autres versions en plâtre sont produites dans l’entre-deux-guerres par Bigot. Grâce au soutien de la fondation Rockefeller, l’une est réalisée pour la ville de Philadelphie et fut exposée jusqu’en 1953 au musée de Pennsylvanie, avant d’être donnée au St. Charles Borromeo Seminary (Wynnewood, Pennsylvania) et de disparaître elle aussi. Après la mort de Bigot en 1942, deux autres versions en plâtre aboutirent l’une à l’Université de Caen, l’autre aux Musées royaux d’art et d’histoire (Cinquantenaire) à Bruxelles ; elles y sont toujours conservées.
C’est une cinquième version qui nous concerne ici, en ce qu’elle fait toujours partie du patrimoine de l’ancienne Université de Paris, dont ont hérité l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Sorbonne Université à travers leurs départements d’Histoire de l’art et Archéologie sis à l’Institut d’art et d’archéologie.
Juste après l’achèvement de sa première maquette, Bigot envisageait la transformation du modèle en plâtre en un tirage en bronze. Dès 1913, il avait obtenu de l’argent (80 000 fr.) de Clemenceau pour réaliser une copie en bronze de l’exemplaire destiné à la Sorbonne. Mais la première Guerre mondiale bloqua tout jusqu’en 1923, même si quelques éléments avaient été réalisés par les ateliers Bertrand. Entre 1923, grâce à des fonds spéciaux garantis par le gouvernement, l'orfèvre Christofle reçoit une commande spécifique de l’Université de Paris, qui laisse néanmoins à Bigot la maîtrise d’œuvre : sous la supervision de l’artiste, il s’agit pour la maison Christofle de réaliser en bronze doré, par un procédé de galvanoplastie négative dont il est l’inventeur et qu’il est le seul à maîtriser, une version partielle de la maquette de la Rome antique reprenant, selon le contrat signé le 12 juin 1923, « toutes les parties planes de la ville situées à l’Ouest d’une ligne passant au pied des collines Quirinal, Capitole, Aventin. La partie de Rome objet du présent marché comprend donc tout le Champ de Mars, le cours du Tibre et les quartiers au-delà vers l’Ouest et le Sud ». La réalisation traîne cependant en longueur, car Bigot exige des modifications continues, se montrant extrêmement pointilleux. L’année 1927 est émaillée de disputes entre l’architecte et l’orfèvre, que l’on peut suivre dans les archives de la maison Christofle. Une première livraison de l’œuvre avorte en 1929, faute de place en Sorbonne mais surtout en raison de nouvelles demandes de l’artiste. Excédée par trois années supplémentaires durant lesquelles rien ne se passe, la maison Christofle hausse le ton durant toute l’année 1932, quand enfin, le 18 novembre 1932, 40 caisses furent livrées à l’Institut d’art et d’archéologie, après que Bigot a accepté de réceptionner l’ouvrage. Après avoir versé deux acomptes de 50 000 fr. et 25 000 fr. en 1924 et 1929, l’Université de Paris règle finalement le solde de 28 100 fr. en décembre 1932, pour un prix total de 103 100 fr., qui ne couvre d’ailleurs que partiellement les dépenses engagées durant près de dix ans par la maison Christofle.
Livré à l’Institut d’art et d’archéologie avant même que la maquette en plâtre ne soit installée en 1933 au 4e étage, le plan en bronze n’a étrangement jamais eu vocation à être exposé. Dans un courrier de Bigot, daté du 7 novembre 1932, celui-ci donne ses instructions à la maison Christofle : « Envoyer le nombre d’hommes suffisant pour descendre les caisses au sous-sol (escalier très facile, c’est seulement question de poids) car il n’y a dans la maison personne qui puisse aider. Au fur et à mesure du rangement des caisses dans le s.sol, il sera bon de répéter sur les tranches visibles le n° des caisses pour vérification ». D’emblée entreposées en caisses dans le sous-sol du bâtiment, les plaques de bronze ne le quitteront pour ainsi dire jamais.
Nous en perdons néanmoins la trace jusqu’en 1986, quand François Hinard, alors professeur d’histoire romaine et d’archéologie à l’Université de Caen et l’un des protagonistes de la valorisation de la maquette en plâtre de Caen, extirpe de l’oubli la maquette parisienne en bronze. Lui-même rappelle avoir retrouvé à Paris, dans les caves de l’Institut d’art et d’archéologie, « quelques caisses contenant des fragments en bronze doré. Il s’agit de pièces du nord de la Ville. Toutes les caisses avaient été ouvertes, certains ensembles sont assez abimés par l’oxydation et on ne sait évidemment pas si les caisses retrouvées correspondent à tout ce qui avait été réalisé ou s’il y a eu des disparitions ». L’ensemble est alors déballé une première fois à Paris en 1989, alors qu’Hinard devient professeur de Civilisations de l’Antiquité à l’Université Paris IV Sorbonne. Le plan en bronze effectue alors un séjour à l’Université de Caen, pour accompagner l’étude de la maquette en plâtre, qui fait alors l’objet d’un projet de recherche et de valorisation. Un plan de montage des plaques de bronze est établi en 1995 à Caen, en même temps qu’une couverture photographique entière est établie.
Entretemps, quatre plaques au moins sont restaurées par la maison Christofle, qui dès 1988 entame des recherches sur la réalisation de ce monument de son propre patrimoine sous la direction scientifique de Marc de Ferrière, alors conservateur du patrimoine de l’orfèvre. Ces quatre plaques sont ensuite exposées à Rome, du 15 avril au 30 mai 1992, dans le cadre d’une exposition intitulée « Roma antiqua. ‘Envois’ degli architetti francesi (1786-1901). Grandi edifici pubblici », qui fut ensuite présentée à Paris à la Bibliothèque nationale de France. De retour à l’Institut d’art et d’archéologie en avril 1995, elles effectuent un dernier voyage à Deauville pour être exposées au 33e congrès des géomètres-experts du 11 au 13 juin 1996. Les caisses contenant les plaques de bronze sont depuis lors empilées en vrac au sous-sol de l’Institut d’art et d’archéologie. En juin 2014, deux plaques ont été sorties exceptionnellement lors des Journées nationales de l’archéologie pour être présentées au public.
Le temps est enfin venu pour l’œuvre de Bigot d’être considérée à sa juste valeur. Même partielle dans son tirage en bronze, la maquette de Rome réalisée par Paul Bigot présente en effet un intérêt patrimonial et historiographique exceptionnel. Exposée pour la première fois en 1911, elle est nettement antérieure à la maquette la plus connue de Rome antique, celle réalisée par Italo Gismondi à partir de 1933 en vue du bimillénaire de la naissance d’Auguste et déposée dans le nouveau musée de la Civilisation romaine à Rome en 1955. Le plan-relief de Paul Bigot est par conséquent un précieux témoignage sur la constitution d’une discipline scientifique à part entière, la topographie romaine, à un moment crucial : après la publication de la Forma Urbis Romae par Rodolfo Lanciani en 1893-1901, mais avant la période fasciste et les grands travaux mussoliniens qui ont bouleversé nos connaissances sur la topographie de Rome. Conçu comme un outil commode et concret d’étude de la ville antique, la maquette de Paul Bigot devient elle-même un objet de recherche.
Redécouvrant leur patrimoine, les archéologues et historiens de l’art des deux universités se partageant depuis 1970 l’Institut d’art et archéologie, Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Sorbonne Université (ex-Paris IV), unissent aujourd’hui leurs efforts pour mener une étude matérielle complète de l’ensemble, ainsi qu’une recherche documentaire sur l’œuvre de Bigot. Profitant de la pandémie et des espaces disponibles à l'Institut d'art et d'archéologie, toutes les caisses ont été ouvertes en 2021 de manière à établir une couverture photogrammétrique complète ; elles ont montré des éléments empoussiérés, encrassés et présentant quelques déformations. Chaque élément doit maintenant être dépoussiéré, identifié, mesuré, pesé, constaté et reconditionné proprement dans des caisses consolidées ou remplacées. L'objectif est d’établir une stratégie de traitement, de conservation et de présentation, dans l’espoir qu’une réhabilitation de l’Institut d’art et d’archéologie lui-même fasse une place à ce chef-d’œuvre de la science antique française et du patrimoine de l’ancienne Université de Paris.